En novembre 2007, à l'occasion du festival des
Boréales, nous avons invité à l'
école des Beaux-Arts de Caen Erik Skodvin, musicien et graphiste, qui dirige le label norvégien
Miasmah.
Miasmah produit des formations musicales norvégiennes telles que
Deaf Center,
Svarte Greiner,
Elegi, ou encore l'étonnant musicien russe
Gultskra
Artikler.
Je connaissais peu le travail d'
Erik Skodvin et à cette occasion il nous a présenté, entre autre, le dernier disque produit par son label : "
Sistereis", réalisé par
Elegi (alias
Tommy Jansen) et dont il a conçu la pochette. Ce disque, d'une facture plutôt mélancolique (violoncelle, piano, accordéon, bruits divers), nous raconte le long naufrage
d'un navire, illustré par des fragments de textes de son livre de bord. Le sujet, l'ambiance sonore lente et aquatique, l'utilisation du grave violoncelle, les craquements de la coque, et d'autres
bruits encore, résonnent dans ma mémoire avec l'impressionnante œuvre composée par
Gavin Bryars en 1969 : "
The Sinking Of The Titanic" (J'ai découvert cette œuvre sur le
label
Obscure de
Brian Eno. Il me semble que sur une face on pouvait écouter ce titre et sur l'autre face un autre chef d'œuvre : "
Jesus Blood Never Failed Me
Yet"). Au moment où j'invitais
Erik Skodvin je venais de me procurer la très belle interprétation du-dit chef-d'œuvre de
Gavin Bryars (
The Sinking Of The
Titanic) dans une proposition enregistrée à Venise et récemment produite par le label
Touch. Cette pièce est interprétée par
Gavin Bryars,
Philip Jeck et
Alter
Ego (ces deux derniers étant déjà produits par
Touch). Ce qui me plaît dans cette nouvelle version, c'est qu'elle aborde la composition sur un autre angle que celui de la composition
initiale. La version "live" enregistrée dans le château d'eau de Bourges en 1990 était très progressive, tout comme peut l'être le disque d'
Elegi, alors que cette nouvelle interprétation est
une relecture dans le détail. La mélodie de "
The Sinking Of The Titanic" semblait toujours resurgir de l'élément aquatique, telle une rengaine ou un spectre musical. Cette
interprétation récente nous permet une exploration de la composition initiale, un peu à la manière d'une peinture cubiste : on tourne autour de l'objet sonore et on focalise sur quelques unes de
ses facettes. Cela semble correspondre à l'approche physique, concrète et presque archéologique, dont fait preuve
Philip Jeck lorsqu'il manipule ses disques vinyles; une façon de faire qui
permet d'extraire de ces galettes
un parfum d'éther. Les tournes-disques de
Philip Jeck nous promènent à travers le temps, les manipulations sonores d'
Alter Ego cisèlent les
détails évocateurs et la mélodie mémorable de
Gavin Bryars sombre progressivement, mécaniquement.
Dans "
Le bruit du fond", enregistré par les
Deux Pingouins (alias
JPh et
Sylvie Fée, membres du
Déficit Des Années Antérieures) en 1989, c'est à
"
L'Atalante" et non au
Titanic, qu'il était fait référence. Là encore la cale craquait, grinçait et semblait ployer sous la pression de l'eau et des strates de l'histoire.
Progressivement l'auditeur était pris dans l'épaisseur du son (fragments du film, bruits divers, musique instrumentale), il était amené a le ressentir la matière sonore (bien que mélodique) plutôt
qu'à l'écouter.
Dans ma tête, dans ma mémoire,
ces trois œuvres musicales résonnent également et semblent se faire écho, au loin, comme des souvenirs qui réapparaissent parfois sous la forme de fragments
éthérés, insaisissables.
D'autres auteurs, tels
Lost in Hildurness (alias
Hildur Ingueldardöttir Gutnadöttir),
Biosphere (alias
Geir Jenssen),
Colleen (alias
Cécile Schott), ou
encore
Pierre Bastien, dans des registres moins narratifs et moins aquatiques, composent une musique en usant des mêmes techniques de strates mélodiques répétitives et envoûtantes.
Un autre ouvrage produit par le label
Touch : "
4 Rooms" de
Jacob Kirkegaard, rend compte de cette idée que les espaces, les lieux, pourraient être des
réceptacles dont il serai possible d'extraire la matière sonore passée, fixée là en 1986 par les émmissions de radiations. Pour réaliser ce disque l'auteur s'est rendu à
Tchernobyl et a
appliqué la méthode suivante : dans chaque lieu (une église, un auditorium, une piscine, un gymnase) il a enregistré pendant 10 mn. le "silence" ambiant, puis a diffusé l'enregistrement in-situ
tout en enregistrant cette diffusion de "silence"; le processus a été répété 10 fois (se référant volontairement à la pièce d'
Alvin Lucier composée en 1970 : "
I'm sitting in a
room"). Au final l'auditeur peut écouter 4 impressionnants drônes, de délicats mouvements sonores très matièrés, parfaites traductions, là encore, du spectre (dans ce qu'il a à la fois de
fantomatique et de sonore).
Ainsi, ces musiciens ont marqué ma mémoire de leurs sombres musiques, tout comme le
White Star Orchestra (l'orchestre du
Titanic) a marqué l'océan, le
14 avril 1912, par son
incroyable interprétation du "
Songe d'Automne", alors que le navire sombrait dans un tragique et glacial brouhaha aquatique. Il est probable que la mélodie résonne encore quelque
part dans l'élément liquide.
Voyageurs, prêtez l'oreille au mouvement de l'eau et soyez attentifs à l'étrange mélodie du bruit du fond !
Gavin Bryars / Alter Ego / Philip Jeck "The Sinking Of The Titanic" (1969 - ) Touch Tone 34 - 2007
Elegi "Sistereis" Miasmah - 2007
Deux Pingouins "Le bruit du fond" Illusion Production / CAC - 1989
Lost in Hildurness "Mount A" - 12 tönar 2006
Biosphere "Cirque" Touch - 2000
Colleen "Everyone Alive Wants Answers" Leaf - 2003
Pierre Bastien "Pop" Rephlex - 2005
Jacob Kirkegaard "4 Rooms" Touch Tone 26 - 2006